CHAPITRE II
ERKELSEN, LE SUÉDOIS
Quand ai-je réussi à m’endormir ? Pas avant deux ou trois heures du matin, mais ensuite, j’ai sombré dans un sommeil de plomb et ne me réveille qu’en entendant frapper à ma porte. Le temps de me redresser sur le lit à coussin d’air, un serviteur du palais entre en poussant un chariot à roulettes.
Dessus, un petit déjeuner pantagruélique à la mode terrienne, avec des charcuteries diverses et plusieurs sortes de confitures.
Le serviteur abandonne le chariot devant mon lit en me saluant, puis va ouvrir les volets de la chambre. Au moment de se retirer, il m’indique :
— Le gouverneur Barclay me charge de vous avertir que les réparations de votre vaisseau spatial sont terminées. Son Excellence vous attend d’ici une heure au spatiodrome.
Je ne réponds pas et commence à manger. J’ai dormi, oui, mais ne me sens pas reposé. Je n’ai toujours pas digéré le traquenard dans lequel je me suis fourré.
Au spatiodrome de Varnia, je demande le gouverneur Sam Barclay auprès du bloc de contrôle et un soldat de la Garde fédérale me conduit immédiatement dans une salle d’attente privée.
Le gouverneur n’est pas là ; par contre, assis dans un fauteuil de relaxation, un homme jeune, en combinaison de voyage verte, se lève à mon arrivée. Une trentaine d’années à peine, un visage franc aux yeux verts. Il porte un ceinturon où pend ostensiblement un rayonnant.
— Je suis Kurt Erkelsen, se présente-t-il.
L’ami du fiston ! Nous nous serrons la main, puis il m’indique :
— Le gouverneur Barclay n’a pas jugé utile de vous revoir avant notre départ, Arciano.
— Notre départ ?
Erkelsen semble étonné :
— Je vous accompagne, oui. Ba… Barclay ne vous a pas averti ?
— Non !
— Je vous laisserai toute initiative, Arciano. Je ne viens avec vous que pour vous prêter main-forte. Ne négligez pas mon aide, ces diablesses sont aussi redoutables que formidablement belles.
— Vous voulez parler des prostituées ?
— Oui, les sirènes, comme elles se font appeler. Vous ne vous êtes jamais rendu sur Almadia ?
— Jamais.
— Attendez-vous à découvrir les plus belles créatures de l’Univers.
Il est inutile de nous attarder et Erkelsen me conduit à travers plusieurs couloirs jusqu’aux pistes d’envol. L’Étoile d’Ys est toujours là où je l’ai laissée. Erkelsen m’indique qu’une révision générale a été effectuée et que je n’aurai rien à payer !
— Je sais quel moyen le gouverneur a utilisé pour vous contraindre à aller chercher Jalen. Personnellement, cela ne me plaît pas, je tiens à ce que vous le sachiez.
Est-il sincère ? Peut-être, mais qu’est-ce que cela change ?
— Sam Barclay est désespéré depuis la disparition de son fils, reprend-il. Mais vous pouvez être certain qu’en cas de réussite, il tiendra sa promesse. L’aiguille d’Ibatho vous sera retirée et vous serez en mesure de quitter Tamal librement.
— Espérons !
J’ai répondu sèchement… Erkelsen a beau être aimable, je reste tout de même furieux. Comme nous atteignons mon vaisseau, je questionne :
— Comment cela s’est-il passé pour Jalen et pour vous sur Almadia ?
— Ce qui a rendu fou Jalen, c’est de savoir qu’il ne reverrait jamais la fille avec qui il était. Elle s’appelait Orla.
— Pourquoi ne l’aurait-il pas revue ?
— Une règle des Sirènes d’Almadia ! On ne couche avec elles qu’une seule fois et elles refusent de donner la moindre explication. Jalen ne l’a pas supporté. C’est un impulsif. Il est venu me trouver dans ma chambre, m’a pris à l’écart et m’a expliqué ce qu’il voulait. Orla, à ses dires, était folle amoureuse de lui. Nous nous sommes rhabillés et sommes revenus la chercher dans la chambre qu’il occupait. Elle n’était plus là. Il n’y avait qu’une vieille femme en train de faire le ménage. Elle a refusé de nous indiquer où se trouvait Orla. Jalen était fou de rage. Il a commencé à proférer des menaces. C’est alors que le patron du lupanar, Rau le Grégeois, est arrivé. Jalen et lui se sont battus, mais le Grégeois était protégé par un nialo. Il a bondi sur moi avant que j’aie pu l’abattre. J’ai perdu mon rayonnant et pour me sauver, j’ai dû me réfugier dans une pièce du rez-de-chaussée. Là, des servantes du Grégeois m’ont attaqué. Je n’ai eu d’autre solution que de m’enfuir. J’ignore ce qu’il est advenu de Jalen.
L’Étoile d’Ys est un astronef de type VII, à la coque effilée. La tourelle de tir, installée au centre du vaisseau, permet de tirer sept cents rayons laser à la minute.
Le sas d’admission de l’Étoile d’Ys réagit à mes ondes biologiques, mais je les avais déconnectées pour permettre les réparations. Avant d’entrer dans la coursive conduisant au poste de pilotage, je les enregistre à nouveau, en même temps que celles d’Erkelsen. Je lui demande :
— Vous avez les coordonnées d’Almadia ?
— Le gouverneur a certainement pensé à les faire introduire dans l’ordinateur central de votre vaisseau.
J’aurais pu le faire moi-même ! Une contrariété supplémentaire ! Nous gagnons le poste de pilotage et tandis que je m’asseois dans le fauteuil, devant le tableau de bord, Erkelsen va tout naturellement s’installer dans celui du copilote.
Le temps de pianoter quelques touches et, effectivement, les coordonnées d’Almadia s’inscrivent sur le moniteur de contrôle, en même temps que la durée nécessaire au voyage depuis Tamal : sept heures, trente-deux minutes à vitesse maximale.
L’Étoile d’Ys fonce dans l’espace ; je suis passé en commandes automatiques et n’ai plus à m’occuper de rien jusqu’à notre mise en orbite autour d’Almadia.
Erkelsen s’est approché du distributeur de boisson et me propose un café. J’accepte et tandis qu’il me le prépare, je jette un coup d’œil sur un dossier que le gouverneur de Tamal a laissé dans le poste de pilotage à mon intention.
Un dossier sur son fils, contenant un curriculum vitæ et une dizaine de photos le représentant sous tous les angles, afin que je sois en mesure de l’identifier aisément.
Beau gosse ! Aussi noir de cheveux que son ami Erkelsen est blond… Des cheveux coupés à la mode béranienne, c’est-à-dire assez longs sur le front et complètement rasés sur la nuque.
Jalen n’a pas choisi une carrière diplomatique comme son père… Il a fait de brillantes études avant de créer une entreprise d’appareils scientifiques qu’il venait tout juste de revendre avant de se rendre en compagnie d’Erkelsen sur Almadia.
Ce dernier m’apporte le gobelet de café.
— Jalen est mon meilleur ami, m’explique-t-il. Je m’étais juré de rassembler une dizaine de mercenaires prêts à tout afin de revenir le chercher. Son père a jugé préférable de trouver un seul homme dans votre genre. Quelqu’un qui a l’habitude de ces planètes marginales. Ne prenez pas en mal ce que je vous dis, Arciano.
— Je ne le prends pas en mal ; j’aurais tort, car c’est la vérité, mais en l’occurrence il aurait mieux fait de dénicher quelqu’un qui connaisse Almadia.
— Nous avons cherché, mais n’en avons pas découvert.
— Cela fait combien de temps que vous êtes allé là-bas ?
— Un mois.
Durant une bonne partie du voyage, Erkelsen et moi avons discuté et nous nous sommes pris à nous tutoyer. Finalement, le Suédois m’est plutôt sympathique.
Il est né sur Terre et a rencontré Jalen pendant ses études. Il a été un des actionnaires de sa société de produits scientifiques et tous les deux avaient le projet de partir en voyages d’explorations sur des planètes inconnues. À la recherche, bien évidemment, de gisements précieux. Xornium, or, diamants…
De tels voyages sont particulièrement dangereux. Il faut une certaine somme de courage pour vouloir les entreprendre. De courage et d’expérience que, malheureusement, les deux amis ne possédaient pas. Ils en étaient conscients et comptaient trouver d’autres associés qualifiés.
Tout à coup, un voyant rouge s’allume sur le tableau de bord. Bon, l’Étoile d’Ys est en train de se mettre en orbite autour d’Almadia. Je quitte la couchette de relaxation où je lisais et vais me réinstaller dans le fauteuil devant le tableau de bord.
Immédiatement, je reprends les commandes manuelles et commence à réduire mon orbite autour de la planète. Des renseignements me parviennent sur le moniteur de contrôle. Si l’on y vit à l’aise, Almadia ne présente pas d’intérêt… en dehors de ses lupanars, d’après Erkelsen.
Une dizaine de continents, reliés entre eux par de minuscules isthmes, sur lesquels vivent des communautés disparates aux niveaux de civilisation inégaux.
Alcyon est la seule ville de la planète à posséder un spatiodrome. J’effectue les manœuvres nécessaires à l’entrée en atmosphère, puis dirige l’Étoile d’Ys en me repérant au signal expédié depuis la tour de contrôle de celui-ci. Lorsque je l’aperçois sur l’écran de visibilité, une friture a lieu dans les appareils de communication, puis la voix métallique d’un robot relié à l’ordinateur central de la tour explique :
« La planète libre d’Almadia vous souhaite la bienvenue et vous prie de décliner l’identité du vaisseau et le nom de son commandant. »
Ignorant comment les choses vont tourner sur place, je me sers d’une fausse identité pour l’Étoile d’Ys et me présente sous le nom de Brom Steuqueur.
« Autorisation de vous poser en XM-30-DSP sur le spatiodrome de la ville d’Alcyon. Le droit de stationnement est de vingt-cinq talents galactiques la journée. »
Les spatiodromes des villes libres sont payants, c’est vrai. Ils ne bénéficient pas de toute l’infrastructure de la Fédération terrienne.
Je manœuvre pour me placer dans l’axe de la piste et poser l’Étoile d’Ys, annoncé sous le nom de Frundsberg, sur l’emplacement indiqué. Je stoppe les moteurs et m’en remets uniquement au compensateur de gravité du bord. Lentement, l’Étoile d’Ys s’immobilise au sol.
Peu de vaisseaux sur le spatiodrome. Une dizaine, tout au plus, éloignés les uns des autres.
— Tu m’attends à bord, Erkelsen ?
Il secoue la tête négativement :
— Non, dans une taverne du port spatial. N’aie crainte, la première fois que je suis venu sur Almadia avec Jalen, nous avons été directement au lupanar de Rau le Grégeois. Ce serait incroyable qu’une des servantes ou des Sirènes me reconnaisse dans la rue.
Je fais remarquer :
— Sur Tamal, Sam Barclay m’a fait arrêter parce que quelqu’un, dont le nom ne me dit rien, me connaissait et m’avait dénoncé.
— Je sais.
Nous quittons le poste de pilotage, longeons la coursive et atteignons le sas d’admission. Dehors, il pleut. Un crachin désagréable au possible.
— Le même temps que lorsque je suis arrivé avec Jalen. D’ailleurs, il pleut sans cesse sur Almadia.
Nous quittons le spatiodrome et entrons immédiatement dans une avenue étroite, bordée de bâtiments anciens. Les façades fraîchement repeintes de la plupart et les lumières des commerces n’arrivent pas à leur donner le moindre air joyeux. Les gens ne se posent sur Almadia que pour affaires ou pour s’envoyer des filles.
Erkelsen me désigne un bar, un peu plus accueillant que les autres et me rappelle :
— Insiste pour obtenir Orla. Sinon, cela ne servira à rien. La taverne de Rau est un véritable labyrinthe et nous n’aurions certainement pas la possibilité de la chercher. Je te l’ai dit, Orla ne nous suivra pas. Il faudra certainement utiliser la force. Aucune importance ; Rau a peut-être des gardes du corps, mais même s’ils sont plusieurs, nous en viendrons facilement à bout à deux, du moment que nous sommes armés et que nous ne nous laisserons pas surprendre. Attention au nialo. Il ne quitte jamais le Grégeois.
— Il faudra commencer par l’éliminer. Maintenant, laisse-moi une bonne heure pour profiter des femmes.
Au moment où je vais le quitter, Erkelsen me prend le bras :
— N’oublie pas ce que je t’ai demandé.
— Entendu. Tu as ma parole, je ne toucherai pas à Orla.
Son ami Jalen en était fou amoureux, ce qui l’a d’ailleurs perdu…, aussi Erkelsen préfère-t-il que je ne couche pas avec elle.
Nous sommes convenu, si je ne peux la choisir, que j’y retournerai demain.
Me voici dans la rue Emmanuel-Ratier… La taverne de Rau le Grégeois est toute proche. Je marche tranquillement en examinant les gens sur les trottoirs, autour de moi. Beaucoup de prostituées, venues de toutes les planètes possibles, même des humanoïdes d’Ishtar. Si leur corps est humain, bien que totalement dépourvu de poils, leur tête est celle d’un fauve. Des humains en raffolent, paraît-il, et elles ont beaucoup de succès.
En passant devant une vitrine, je vois mon image s’y refléter. Je suis vêtu d’une combinaison noire, moulante, et chaussé de courtes bottes en cuir de stirax. J’ai bouclé autour de mes reins un ceinturon où pend mon rayonnant et remis une lame de jet dans l’éjecteur attaché à mon bras gauche, sous ma manche. Je possède encore un coutelas passé dans le cuir de ma botte droite.
Je me fais accoster plusieurs fois par des filles, mais les repousse et finis par arriver devant le bloc d’immeubles qui m’intéresse dans une rue au sol bétonné. Les maisons, toutes identiques, se touchent ; des cubes gris, assez hauts, dont les fenêtres sont fermées par d’épais volets.
Sur la droite, à environ cent mètres, une enseigne de fer bat au vent. Une enseigne rouillée sur laquelle se détache en lettres dorées le nom de RAU.
Vu de l’extérieur, le lupanar du Grégeois ne paie pas de mine. J’hésite un instant, puis me décide à entrer.
À l’intérieur, la salle est toute petite avec seulement quatre tables, une dans chaque coin ; des tables dont les plateaux sont couverts d’inscriptions taillées au couteau.
Une grosse femme agenouillée par terre nettoie le sol. Une femme courte, trapue et difforme avec un visage bestial et des cheveux filasse… Elle lève sur moi un regard hébété d’ivrognesse, puis se dresse pesamment en essuyant ses mains sur son tablier.
— Que veux-tu, étranger ?
Elle parle en galactique, d’une voix grasse et rocailleuse.
— Je veux parler à Rau le Grégeois. D’une démarche pesante, la femme se dirige vers une petite porte au fond de la salle. J’ai envie de me boucher le nez, car elle pue. La salle aussi. Tout me répugne, mais je vais quand même m’asseoir à une table.
Une autre femme paraît. La même allure, mais en moins sale. Elle a une grosse face couperosée, des lèvres lippues, des cheveux blancs et une énorme poitrine croulante.
— Que veux-tu boire ? Nous avons du vin de Néro.
Le pire de tous, interdit sur la plupart des planètes de la Fédération terrienne. Il rend fou, dit-on… On n’en vend pratiquement plus que sur les planètes libres.
— Tu comptes sur lui pour me faire perdre la raison ?
— Tu n’es pas un homme que l’on peut enivrer facilement. Tu viens pour les femmes ?
— Il y en a ?
— Les plus belles de la Galaxie. Tu as une chance.
Étonné, je m’exclame :
— Une chance ?
— D’être choisi.
— Car ici, les femmes ne prennent pas n’importe qui ?
— Celles qui acceptent n’importe qui, tu peux les avoir pour dix talents galactiques dans toutes les tavernes de la Galaxie. Chez Rau le Grégeois, elles paieront si tu leur plais.
— On me l’a déjà expliqué.
— Et tu es curieux… Veux-tu du vin ?
— Une bouteille… et des verres propres !
La serveuse a un rire vulgaire. Sa bouche est édentée ; les quelques dents qui lui restent sont noires. Elle doit chiquer le madros. La suprême déchéance pour les humains. Il faut vraiment être tombé très bas pour en arriver là.
Cette femme-ci ne sent pas aussi mauvais que la première et à peine a-t-elle tourné les talons que Rau le Grégeois apparaît, escorté de son nialo, une bête moitié chien, moitié tigre, haute sur pattes et d’une grande férocité.
Protégé par un tel gardien, Rau ne risque pas grand-chose s’il a affaire à un client récalcitrant ou déçu. Jalen et Erkelsen en ont fait la douloureuse expérience.
Par contraste avec les deux femmes, le Grégeois est beau. Grand avec un visage agréable ; de plus, somptueusement vêtu d’un boléro cramoisi et de pantalons bouffants jaunes.
— Ne te laisse pas impressionner par le décor, murmure Rau. Tu viens pour les Sirènes d’Almadia ?
Je joue le jeu et m’étonne :
— Les Sirènes ?
— C’est ainsi qu’on appelle les femmes, ici.
Je hoche la tête, puis articule :
— Je viens pour elles, en effet… Si elles sont belles !
— Nulle part dans toutes les galaxies, tu n’en trouveras de plus extraordinaires. Elles sont splendides, lascives… Elles préviendront tes moindres désirs et devineront ce que tu n’oseras pas leur demander. Rien ne les a jamais rebuté, car si elles sont avec toi, c’est toujours par amour.
Un sourire joue sur ses lèvres :
— À condition qu’elles te choisissent.
— D’habitude, je fais mon choix moi-même.
— Ici, les femmes décident.
— Et si aucune ne me trouve à son goût ?
— Tu devras repartir. Je n’ai pas été te chercher et n’ai fait de réclame nulle part. Ceux qui t’ont parlé de moi ont été contents puisque tu es là.
S’il savait comme il est content, celui qui m’a parlé de son lupanar !